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A l'occasion des 20 ans de L'Air de rien, lisez cet écho de lecture des 180 premiers numéros réalisé par l'APA :

En novembre 2003 sortait le premier numéro de cette chronique. L'occasion, aujourd'hui, de tirer le portrait de ce gros bébé de vingt ans. Grâce à l'écho-graphie de l'APA (1), une association qui collecte des textes autobiographiques (récits, correspondances, journaux intimes) que tout un chacun lui confie. Un fonds de plus de 4000 documents accessible au public aux Archives municipales d'Ambérieu-en-Bugey, près de Lyon. Les textes reçus sont d'abord lus en sympathie, selon un protocole précis, par un membre d'un groupe de lecture qui en établit un compte-rendu (un écho). Ayant déposé à l'APA l'intégralité de mes chroniques, Sylviane Pierrot, du groupe de lecture de Strasbourg, les a lues et en a rédigé l'écho dont L'air de rien de ce mois vous propose de longs extraits ICI ! 

 

 

1. Courir

Ça m’est venu un dimanche. Je courais et j’ai senti comme un malaise. En pensant à ma vie. Comme dans un rêve où l’on tombe dans un trou noir. Sans rien pour se raccrocher. Je prenais tout à coup conscience que depuis plus de vingt ans que je travaillais, ma vie me filait entre les doigts sans me laisser de répit. Vingt ans sans interruption à courir après un boulot, un logement, une activité associative ou militante. Vingt ans à me former, à chercher l’étape suivante, à anticiper pour ne pas me retrouver écarté de l’assiette au beurre. Et tout à coup, je prenais conscience que ma vie n’était qu’une éternelle fuite en avant, un grand bluff contre moi-même. Comme un toxico, j’ai dû me désaccoutumer de cette urgence à vivre.

 

 

2. Sous mes pieds

Quand j’ai passé la porte de son cabinet, j’étais un peu inquiet parce qu’à quarante cinq ans, c’était la première fois que je mettais les pieds chez un dentiste. J’avais une vieille peur au ventre, de celle qu’on attrape quand on est enfant et que l’on fait quelque chose de dangereux pour la première fois. Je consultais pour une incisive qui commençait sérieusement à bouger et qui me lancinait de plus en plus fréquemment. On a fait connaissance. Il m’a examiné et m’a dit que le problème de ma dent venait d’un truc difficile que j’avais vécu vers l’âge de 6 ans (!). La première idée qui m’est venue en tête, c’est que mes parents m’avaient fait sauter la dernière année d’école maternelle pour démarrer le cours préparatoire avec un an d’avance. Pour moi, ça avait été difficile parce qu’en plus de mon jeune âge, je n’étais pas bien grand, ce qui fait que je ressentais une sorte d’infériorité vis-à-vis des gamins de ma classe, puis de manière générale vis-à-vis des autres. C’est quelque chose que je traîne encore maintenant, même si ça n’a plus aujourd’hui la même importance : j’ai toujours un peu de difficultés à affirmer mon point de vue, à prendre la parole dans certaines situations.

A la séance suivante, mon dentiste m’a posé des cales aux molaires, de sorte que mes incisives du bas ne cognent plus sur celles du haut, condition nécessaire pour arrêter le massacre en cours. En sortant de chez lui et en croisant des gens dans la rue, j’ai eu la nette impression d’avoir grandi. Un peu comme si les cales qu’il m’avait mises aux dents se comportaient comme des talonnettes placées sous mes pieds. Plus tard dans la journée, j’ai attrapé mal aux jambes ; le genre de sensation qu’on a, enfant, quand on grandit trop vite, que nos os poussent comme des champignons et que notre corps n’arrive pas à suivre le mouvement.

 

 

3. Un truc presque insignifiant

Si chacun de nous faisait un petit geste, un truc presque insignifiant, mais qui changeait quelque chose de fondamental dans sa vie et par ricochet dans la vie des autres et dans la société toute entière ? Quand j’écris, je ne regarde pas la télé, je ne vais pas au supermarché acheter des produits inutiles, je ne participe pas à cette mascarade effrénée de la consommation standardisée, je ne roule pas en voiture, je ne pollue pas la planète… Je suis assis à une table, tout simplement. Et je fais la chose la plus extraordinairement simple qui soit : je m’invente un monde que je vous fais partager – si ça vous chante. Et ensuite je vous l’envoie. Et vous me répondez. Et il y a de l’échange. Et cet échange n’est ni monétaire ni monnayable. Il ne fait pas grimper le PIB.

47. Un jour on doit partir

Depuis un an j’ai mal à l’épaule gauche, une douleur persistante qui est apparue brusquement en décembre 2006 et qui ne me quitte jamais tout à fait. Au départ, je ne pouvais plus lever le bras au delà de l’horizontale. J’ai consulté mon médecin qui a diagnostiqué une crise d’arthrite et qui m’a précisé que ce genre de douleur était inexpliqué par la médecine : parfois ça partait comme c’était venu, d’autres fois ça s’installait durablement. Elle m’a fait une séance d’acupuncture … qui a sensiblement amélioré mon état sans toutefois que la douleur ne disparaisse tout à fait. Elle restait là, languissante. Parfois, elle se déplaçait légèrement, passait dans le bras avant de revenir s’ancrer à un endroit précis du dos, à mi chemin entre le bas de l’omoplate gauche et les vertèbres, en un point aussi réduit qu’une pièce d’un euro. La douleur était parfois vive, parfois ténue, parfois sourde. D’autres fois, je ne la sentais pas pendant plusieurs jours, jusqu’à ce qu’elle fasse sa réapparition, souvent la nuit – le côté gauche étant celui sur lequel je dors. Le mois dernier, j’ai consulté une kinésiologue. La kinésiologie est une technique qui consiste à interroger le corps par des questions binaires (où la réponse est oui/non) ; pratiquement, l’interrogation se fait à partir d’un test musculaire. Ca part du principe que le corps a conservé en lui la mémoire de notre passé, et qu’en conséquence il est possible de déprogrammer des schémas qui se sont construits en réaction à des situations vécues difficilement. Au départ, les questions sont parties de ce que je ressentais par rapport à mon chien, qui est vieux et qui passe par des stades où il va mal, où l’on craint qu’il ne meure et d’autres où il se retape et redevient gai et joyeux. Mon corps disait qu’il y avait un rapport mais indirect. En remontant le fil, nous en sommes arrivés à ce que j’ai ressenti dans diverses situations où il était question de chagrin, de tristesse et de consolation. En questionnant mon corps, elle est remonté jusqu’à mes dix ans. Avais-je le souvenir d’avoir consolé quelqu’un, vivant un terrible chagrin ? Non, je ne voyais rien … Elle posa alors la question autrement : avais-je vécu une situation où personne ne me consola ? Une situation vécue comme difficile à surmonter en tant qu’enfant ? Et là, oui, tout à coup, un événement revenait, un événement que je n’avais pas oublié, qui avait même été déterminant dans ma vie – je le citerai volontiers parmi les événements les plus traumatisants de ma vie. Cet événement je l’avais décrit dans un livre relatant mes souvenirs d’enfance. Ce chagrin d’enfant ravalé, qui prend sur lui d’être fort alors qu’il a besoin d’aide, m’était resté gravé dans le corps. A tel point que dans certaines situations, je ravale mes larmes et mon corps encaisse ce refus d’exprimer ma tristesse. La kinésiologue a déprogrammé ce schéma dans mon corps. En reparlant de ce que j’avais vécu à dix ans, j’ai dit « pour moi, cet épisode marque une rupture dans ma vie : il y a un avant et un après cette date. »

En rentrant chez moi, j’ai relu le chapitre où j’avais relaté cet événement, persuadé que j’y retrouverai l’expression que je venais d’employer. Comme je ne la retrouvais pas, j’ai cherché à quelle occasion j’avais pu l’écrire, convaincu que j’avais déjà écrit précisément ces mots. Je les ai retrouvés dans ma chronique où je raconte comment j’ai vécu l’arrêt de la chronique hebdomadaire d’Alain Rémond dans Télérama en juillet 2002. Il écrivait alors : « Parce que vous et moi, dans Télérama, c’est fini. C’est la dernière fois que je vous écris. C’est ma dernière chronique. Voilà, c’est ainsi : un jour on doit partir. » Dans ma chronique, j’expliquais que j’avais alors ressenti : « comme un coup de couteau dans le ventre. Comme un grand vide qui s’installait, irrémédiablement. Il y a en moi, un avant et un après juillet 2002. » Je précisais que là était né mon désir d’écrire.

 

 

48. La vie est un puzzle

Dernièrement, en lisant W ou le souvenir d’enfance de Perec, une phrase s’est incrustée en moi : « L’indicible n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenchée » (1). Cette phrase, écrite entre parenthèses, comme pour être surlignée en creux dans le corps du livre, m’avait imprégné. Elle dépassait mon entendement et, en même temps, il me semblait qu’elle était la clé d’une explication plus générale… La pièce maîtresse d’un vaste puzzle dont je viens seulement de trouver l’exact emplacement.

 

  1. Editions Gallimard- L’imaginaire page 63